Wagons Corail
“A quoi sert la suppression du compartiment au profit de la voiture à couloir central? A corriger la pagaille des secondes classes lorsqu’elles sont pleines, les aligner sur la calme ordonnance des premières ; …
Les anciens wagons formaient un champ clos de circulation intense, de menues pérégrinations entre couloirs et compartiments … Cette errance minuscule, le chemin de fer coralien ne la tolère même plus puisqu’il fait asseoir tout le monde (la station debout y est pratiquement impossible), et transforme le corridor en simple canal de va-et-vient fonctionnels. Désormais il ne peut y avoir désordre que deux fois : à la montée et à la descente.
Vous voici, pour ainsi dire, contraint à votre voisinage : si vous avez choisi la mauvaise travée, réservé le mauvais numéro, vous n’avez aucun moyen d’évasion. A quoi s’ajoutent la climatisation, l’interdit fait aux voyageurs d’ouvrir ls fenêtres, l’obligation d’endurer la même température pulsée à la même force, l’impossible de connaître les variations de l’aire et le risque, intolérable mais fréquent, d’étouffer de chaleur en cas de panne, l’été. …
Lorsque le fauteuil individuel remplace la banquette et les contacts indécents, on met fin à ce qu’il y avait d’hasardeux et d’intimidant dans le face à face; … on limite les rencontres à n’être que des bavardages, des sortes d’échappées latérales avec son voisin de gauche ou de droite, puisque la disposition même de la rangée vous interdit de parler à plus d’une ou deux personnes à la fois. … les regards ne s’affrontent plus, les usagers sont sérialisés, proches les uns des autres mais d’une proximité close qui les enferme chacun dans son exil intérieur. …
Les passagers ne se voient pas (ou alors il faut qu’ils se lèvent), mais l’hôtesse, le contrôleur, le steward, d’un seul coup d’oeil, les voit tous. … La lutte finale se jouera autour des lavabos. … De fait les voyageurs n’existent plus : ne restent que des clients. …
Auparavant la longueur des parcours contraignait les gens à se rassembler, rire, parler, chanter, chacun se transformant peu ou prou en conteur, poète, compositeur. A quoi bon désormais si une main diligente, en disposant les sièges vous épargne le pénible devoir de bouger et de vous adresser à vos voisins. … On fonctionnalise à ce point l’environnement du passager que celui-ci n’a plus qu’un désir : que ça aboutisse au plus vite. …
La malaise du transport est aussi le malaise d’un espace et d’un temps vide de tout agrément d’où résulte que le voyageur continue à percevoir la distance comme une tyrannie.”
aus: Bruckner, Pascal / Finkielkraut, Alain: Au coin de la rue, l’aventure. Paris: Seuil 1979, S.127-131.
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