Touristes et anti-touristes
“En accédant au loisir les ouvriers frustraient la classe bourgeoise de ce qui était bien plus encore qu’un privilège: un critère de distinction. … Entre l’élite et la multitude, ce n’était plus les plages de sable fin qui faisaient la différence, c’était la manière de s’y asseoir et de s’y comporter. …
L’autre, l’inférieur, l’amorphe, la règle, dont je suis l’exception, c’est maintenant le touriste. … S’il n’avait pas les touristes, ces lourds animaux grégaires, que saurais-je de ma propre singularité, quel prestige pourrais-je tirer de mes voyages? Pas d’aventurier possible sans imbécile heureux en bermuda à fleurs. …
Mais Monsieur Tout-le-Monde n’existe pas; cette histoire de ‘campeur aliéné’ est un mythe élitaire: si les gens vont à Saint-Tropez retrouver annuellement le chaos, la cohue et l’odeur de friture, c’est qu’ils ont choisi ce dépaysement extrême: la ville moins les murs, une cité horizontale, brouillonne, grouillante, une vie urbaine à nouveau douée d’urbanité. … Le chez-soi estival est un domicile sans cloison, un intérieur précaire et paradoxal puisqu’il sépare à peine le monde intime de l’extériorité. …
Le Robinson écolo fait la leçon au campeur ordinaire, et pourtant … c’est sous couleur de fuir les trépidations urbaines faire oeuvre le locataire modèle, et intérioriser jusqu’au délire l’injonction moderne du chacun-chez-soi. … les maisons contemporaines sont conçues dans la pensée d’éviter toute occasion de rencontre entre foyers contigus. … Les adeptes de la solitude estivale sont tellement bien dressés à la discipline de l’hygiène que la promiscuité pour eux ne peut jamais être un choix. Tel est cependant le cas de ces vacances anti-intimes où réapparaissent des actes, des manières de sentir, toute une pratique oubliée du voisinage.”
aus: Bruckner, Pascal / Finkielkraut, Alain: Au coin de la rue, l’aventure. Paris: Seuil 1979, S.38-41.
Abb.: Edgar Calel: Me venden, Teil einer Serie, 2016, im Internet.
10/04