“La culture: le domaine où se déroule l’activité spirituelle et créatrice de l’homme. Ma culture: l’esprit du peuple auquel j’appartiens et qui imprègne à la fois ma pensée la plus haute et les gestes les plus simples de mon existence quotidienne. Cette seconde signification de la culture est … un legs du romantisme allemand. Le concept de Volksgeist, c’est-à-dire de génie national, fait son apparition en 1774, dans le livre de Herder Une autre philosophie de l’histoire. … Il n’y a pas d’absolu, proclame Herder, il n’y a que des valeurs régionales et des principes advenus. … L’image classique d’un cycle éternel de violences et de crimes lui est aussi étangère que l’idée introduite par Voltaire d’une victoire progressive de la raison sur la coutume ou les préjugés. … Ce n’est pas l’histoire qui est raisonnable ou même rationnelle, c’est la raison qui est historique. … Et, selon Herder, l’aveuglement de Voltaire reflête l’arrogance de sa nation. …
En 1774, Herder est un franc-tireur et la pensée des Lumières jouit – notamment dans la Prusse de Frédéric II – d’un prestige considérable. Il faudra la déroute d’Iéna et l’occupation napoléonienne pour que l’idée de Volksgeist prenne son véritable essor. … L’exaltation de l’identité collective compense la défaite militaire et l’avilissante sujétion qui en est le prix. …
Au même moment, la France se rélève du traumatisme de la Révolution, et les penseurs traditionalistes accusent les jacobins d’avoir profané par des théories abstraites le génie national. … Nation contre nation, les traditionalistes combattent l’idée de libre association par celle de totalité englobante, et au modèle rousseauiste de la volonté générale ils opposent, sans encore employer l’expression, le concept d’inconscient collectif. … Dans l’esprit des doctrinaires de la contre-révolution, il s’agit de faire place nette et de restaurer Dieu dans ses anciens privilèges …, mais ce qu’ils appellent Dieu, ce n’est plus l’Être suprême, c’est la raison collective. … Dieu parlai à l’homme une langue universelle, dorénavant il parle en lui la langue de sa nation. … Derrière l’apparance d’un simple retour en arrière, la contre-révolution abolit toutes les valeurs transcendantes, divines aussi bien qu’humaines. … Le culte qu’ils célèbrent est celui du fait. Est bien ce qui est. …
Romantiques allemands et théocrates français n’en accomplissent pas moins une véritable révolution épistémologique. Leur haine de la modernité engendre une conception de l’homme radicalement nouvelle. … Dans leur rage à remettre l’homme à sa place, ils découvrent l’impensé qui oeuvre en lui et fondent les sciences sociales. … Ce sont aussitôt les philologues, les sociologues ou les historiens qui prennent le relais et qui tranchent en faveur du Volksgeist le débat entre les deux types de nation. Les savants désormais, et non les idéologues déclarent que le contrat social est une fiction, parce que, hors de la société, il n’y a pas d’individus autonomes. …
On présente souvent l’instauration de l’ordre libéral en Europe comme une victoire du camp du progrès sur le camp de la réaction … C’est oublier que le problème majeur des républicains, tout au long du XIXe siècle, sera de concilier leur fidélité à l’héritage des Lumières avec les progrès du savoir, de s’appuyer sur le droit naturel sans … passer pour des métaphysiciens attardés au regard du positivisme issu de la contre-révolution. …
Un événement, cependant, va remettre en cause cette consécration du Volksgeist par la science: la guerre de 1870 entre la France et l’Allemagne et plus précisement, la conquête de l’Alsace-Lorraine par les Allemands. … Les plus grands historiens allemands s’emploient à justifier l’annexion des nouveaux territoires … ils constatent que les Alsaciens parlent allemand et sont de culture allemande. … Les Alsaciens sont des nôtres donc ils sont à nous, affirment en substance Strauss et Mommsen. … Leurs homologies français se sentent aussitôt tenus de répondre. Ils se placent, cependant, sur un tout autre terrain. … Ils concèdent d’emblée à leurs interlocuteurs que l’Alsace est allemande de langue et de race. Mais, dit Renan, ‘elle ne désire pas faire partie de l’État allemand; cela tranche la question …’. … Le même Renan qui combattait la notion pernicieuse de pacte fondateur, fait maintenant de la nation l’objet d’un pacte implicite quotidiennement scellé entre ceux qui la composent. … Renan découvre brutalement l’irréductibilité des consciences. Sous le choc de l’événement, l’homme qui fut ‘le véritable garant scientifique du mythe aryen en France’ cesse de concevoir l’esprit comme une prison mentale. …
C’est à Goethe que Renan fait implicitement référence, c’est l’esprit de Goethe qu’il oppose à la vision du monde en place par le nationalisme allemand. … En 1771 … Goethe avait découvert avec transport l’existence d’un art et d’une littérature spécifiquement allemands. Il était alors à Strasbourg où deux événements eurent sur lui un retentissement considérable: la rencontre de Herder et la vision de la cathédrale. … Il résumait son crédo d’une formule: ‘L’art caractéristique est le seul art véritable.’ Ce qui le mettait en porte à faux sur son époque, sur ce siècle dit des Lumières, aveugle aux particularités. … Mais Gothe se dégrisa très vite de cette extase patriotique. Sa concession au lyrisme du Volksgeist resta sans lendemain. Croisant en quelque sort ses contemporains, il choisit même de rompre avec Herder, au moment où toute l’Allemagne intellectuelle succombait au charme consolateur de sa pensée. … Goethe dénonçait l’allégeance systématique de l’artiste à sa patrie. … Le groupe ethnique était pour lui un aspect non pas accidentel, mais constitutif de l’existence. Pourtant, et c’est là l’essentiel, Goethe refusait de faire de nécessité vertu. …
Avec le pangermanisme, l’empreinte éducative de Goethe s’efface en Allemagne: réduisant la culture au culte exclusif des puissances originelles, le Volksgeist triomphe et révèle, par surcroit, ses potentialités totalitaires. … Pour la première fois, ce n’est ni l’étalage de la force ni le droit divin qu’un État oppose à la volonté des individus, c’est leur identité même. … Voici donc des sujets littéralement incarnés par l’oppression dont ils sont victimes, obligés de se reconnaître dans l’État qui les écrase en brandissant leur effigie. … Le génie national supprime à la fois l’individu .. et l’humanité. … Rien n’arrête … un État en proie à l’ivresse du Volksgeist; nul obstacle éthique ne se dresse plus sur son chemin: privés d’existence propre, délogés de leur for intérieur, ses sujets ne peuvent pas revendiquer de droits, et puisque ses ennemies n’appartiennent pas à la même espèce, il n’y a pas de raison de leur appliquer des règles humanitaires. …
Face au conflit d’Alsace-Lorraine, en apparence limité et local, Renan a le présentiment d’une plongée imminente dans la barbarie … Il y a une chose, néanmoins, qu’il n’est pas à même de prévoir, c’est la contamination progressive et irrésistible de la cause qu’il défend par les idées qu’il combat. … Trés vite Barrès succède à Renan, et c’est autour du génie français que s’organise la résistance à l’amputation de la France. … Fort des impératifs scientifiques de l’anthropologie sociale, Vacher de Lapouge … répond après dix ans d’enquête sur le terrain: ‘… L’individu est écrasé par sa race, il n’est rien. La race, la nation sont tout.’ Avec Gustave Le Bon, c’est la psychologie qui décrète que … ‘chaque peuple possède une constitution mentale aussi fixe que ses caractéres anatomiques.’ … La passion antigermanique assure, dès lors quelle prend le pas sur toute autre considération, le triomphe de la pensée allemande. … Les adversaires parlent désormais le même langage: chez les uns et les autres la conception ethnique de la nation l’emporte sur la théorie élective. …
En 1898 … ce sont les dreyfusards qui soutiennent avec force que la nation est un assemblage de volontés individuelles et non une totalité organique … Cette fidélité rigoureuse aux principes défendus par Renan dans Qu’est-ce qu’une nation? leur vaut d’être accusés de trahir l’identité nationale. … Ils … s’acharnent … à démontrer son [Dreyfus] innocence, alors que sa culpabilité se déduit de sa race … En réhabilitant Dreyfus, la France … préfère in extremis la définition contractuelle de la société à l’idée d’âme collective. …
C’est en novembre 1945, à Londres, que fut établi l’acte constitutif de l’organisation des Nations unies pour la science et la culture. … C’est … l’epreuve sans exemple du nazisme qui inspira les fondateurs de l’Unesco, … ils pensaient l’Unesco sous le patronage implicite de Diderot, de Condorcet ou de Voltaire. … Dès les premières conférences de l’Unesco, l’ordre du jour change imperceptiblement: la critique des Lumières prend le relais de la critique du fanatisme. … Exemplaire est, à cet égard, le texte écrit par Claude Lévi-Strauss en 1951 sur une commande de l’Unesco et intitulé Race et histoire. … La tentation de placer les communautés humaines sur une échelle de valeurs dont on occupe soi-même le sommet, est scientifiquement aussi fausse, et aussi pernicieuse moralement que la division du genre humain en entités anatomico-physiologique closes. Or, les penseurs des Lumières ont, selon Lévi-Strauss, succombé à cette tentation. … Lévi-Strauss reprend à son compte la solenelle ambition des fondateurs de l’Unesco, mais il la retourne contre la philosophie à laquelle ceux-ci font allégéance. .. L’objectif demeure le même: détruire le préjugé, mais pour l’atteindre, il ne s’agit pas d’ouvrir les autres à la raison, il faut s’ouvrir soi-même à la raison des autres. … Lévi-Strauss fait école … toute les sciences humaines pourchassent l’ethnocentrisme. Cest le cas, en premier lieur, de l’histoire. … Le roi est nu: nous autres, Européens de la seconde moitié du XXe siècle, nous ne sommes pas la civilisation mais une culture particulière, une variété de l’Humain fugitive et périssable. … La philosphie de la décolonisation combat l’ethnocentrisme avec les arguments et les concepts forgés dans sa lutte contre les Lumières par le romantisme allemand. … Herder parlait avant tout pour les siens; les philosophes de la décolonisation parlent pour l’Autre. … Frantz Fanon place l’individualisme au premier rang des valeurs ennemies … Frantz Fanon fait profession, et avec quelle véhémence, de répudier l’Europe … son livre s’inscrit expressement dans la lignée du nationalisme européen. Et la majorité des mouvements de libération nationale ont suivi la même voie: avec Fanon pour prophète, ils ont choisi la théorie ethnique de la nation aux dépens de la théorie élective, ils ont préféré l’identité culturelle – traduction moderne du Volksgeist – au ‘plébiscite de tous les jours’ ou à l’idée d’‘association séculaire’. … Entre les deux modèles européens de la nation, le Tiers Monde a massivement adopté le pire. Et cela avec la bénédiction active des clercs occidentaux …”
aus: Alain Finkielkraut: La défaite de la pensée. Paris: Folio 1991 (Orig.-Ausg. 1987), S.16-103.
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