“Qu’est-ce, en effet, que le service militaire sinon la forme pure du quotidien, une longue année plane consacrée à rendre acceptable l’absence totale d’événements? Arraché à la vie civile, on est à la fois rejeté cent ans en arriére et projeté dans un espace d’anticipation, où se parachève le mouvement vers l’abstraction de l’existence, tendanciel dans le reste de la société. Cette étrange expérience de dédoublement temporel peut se résumer ainsi: un an d’armée, un an de science-fiction!
Même si on en souffre passagèrement, on peut refuser l’endoctrinement militaire. Mais comment résister au néant, à l’anesthésie des jours identiques? Plus que le bidasse, c’est le temps que la vie de caserne revêt d’un uniforme, et les parcours du combattant sont moins formateurs, au fond, que ce glissement machinal le long d’une durée vide. On ne s’ennuie pas à l’armée, on s’habitue à trouver l’ennui naturel. Son propre accablement met l’individu sous hypnose, en lui ôtant ses réflexes, en le rendant amorphe. Les brimades, les virées, les copains feront les souvenirs de régiment, mais ce dont le conscrit restera marqué, par-delà le discours et la mémoire, c’est de cette vie minimale, c’est de ce mariage d’ennui contracté, un an durant, avec le réel.
Bruckner, Pascal / Finkielkraut, Alain: Au coin de la rue, l’aventure. Paris: Seuil 1979, S.15
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